ETAT DES YEUX | Janvier 2022 | Les marelles englouties de Marie-Ange
vendredi 21 janvier 2022
Lyon le Jeudi 20 Janvier 2022
A qui dire mes songes au goût de sel ?
Marie.Ange Sebasti, Comme un chant vers le seuil
Très chère Marie-Ange,
Tu allais fêter ton anniversaire en famille, ta 78 ème bougie... je ne sais trop comment, tu ne mangeais plus ou presque ... Tu vivais d'amour fort et de l 'eau au robinet ou peut - être en bouteille, ça ne change pas grand chose, mais ce devait être ennuyeux et en très petite quantité. J'ai tout imaginé concernant tes problèmes. Pas besoin d'un dessin ou d'un argumentaire. J'ai préféré de loin ta version subtilement rageuse, courageuse accomplie. Car tu les décrivais tous un par un, ces phénomènes hostiles, ces envahisseurs éhontés, extrêmement contrariants, tu les mentionnais avec agacement, comme on peut évoquer un paysage moche et menaçant où l'on se sent parfaitement étranger et sans sécurité. Faible de fait, tu souriais quand même, altière passagère du moment, au beau milieu des infirmières, et de tout leur fourbi effarant.
Tu m'as raconté ton bon Guillaume, ton ancien étudiant, l'Oasis de ton enfer sur terre avec vos ultimes traductions communes volées à la détresse .
J'ai vu que tu parlais avec tendresse de tes poèmes en panade, tu regardais ton carnet bien présent... J'y mets tout, disais-tu, mais je n'arrive plus à retranscrire. Je suis trop épuisée... Puis-je t'aider ?
Tu aimais les visites, te faisais un devoir de les honorer sans toujours être en état de le faire, elles étaient filtrées par ton doux cerbère-aidant-de-camp, fidèle chevalier servant si riche de ses mots murmurés, de ses gestes incrustés dans une attention permanente. Un homme tendre.
Tenir bon, tenir salon était le seul moyen de répéter ta question inaugurale, à certains arrivants : Est-ce que tu me reconnais ? Ta voix alors se faisait plus anxieuse, légèrement implorante. Tu attendais la réponse immédiate, comme pour soulever, sans aucun délai, la moindre parcelle d'insincérité.
Soutenir ton regard n'était pas simple, et nous avions le souci de ne pas en rajouter ou en larmoyer.
J'ai voulu vivre face à toi, même fugacement et tardivement, les sensations de qui se penche d'amble et sans trembler, au bord du précipice.
Je tenais ton regard comme on tient la main d'un enfant pour ne pas le laisser faire un faux pas intempestif. Je sentais bêtement que nous en étions capables, qu'ensemble nous redevenions à la fois téméraires et lucides. Je n'ai donc rien esquivé, d'autres ont fait de même, longuement, je le sais, autour de toi. Je n'ai pas menti, oui, d'autres ont fait de même, parmi tes proches et tes ami.e.s. Je ne le regrette pas.
Nous nous sommes tant aimées en Poémie Amie... Ce beau pays des Rencontres langagières et amicales.
J'ai commenté, questionnné ta maladie, j'ai affronté les mots présents dans ta bouche et dans ta voix intacte. Six mois d'épreuve à compiler, pour toi, sans aucun répit, sans aucun espoir de guérison. J'ai porté secrètement ta douleur. Ta souffrance physique et morale, ta fatigue monumentale qui ont concassé ton corps, lançant partout des flèches vives et des poisons violents.
Mais tu étais chez toi, dans tes murs familiers, fermement arrimée à ta vie habituelle, à ton amour vivant, sans faille ni la moindre ébréchure.
Tu as lutté au mieux, dans ce cocon ancien, tissé par un très long, très beau, compagnonnage.
A peine quelques jours de séparation, pour vous deux, deux êtres fusionnels, s'il en est. Vous avez résisté ensemble jusqu'au bout de la catastrophe. A bout de force, tu as soudain lâché la rampe. Presque rendormie déjà, en tout cas, les yeux clos par les secousses ambulancières, tu as quitté sans un mot de trop, ton bonheur. Fidèle à ta concision, secrète, discrète...
Attendant, depuis des mois, le soleil des grands départs, tu n'as pas cette fois dévié ton cap,je l'ai vu insulaire.
Regarde, Marie-Ange, dit ton père, réveille-toi, on voit la Corse !
Tu m'as reçue, cette dernière et belle fois, dans ce petit salon étroit en long, comme un couloir art-déco, près du secrétaire style empire de ta chère mère, bien en face des photos de famille que nous avons commentées : toi sur les genoux maternels, sur un balcon, rue Franklin,d'autres encore aussi belles, mais celle-ci la plus vibrante, la plus actuelle, la plus incomparable. Pièce unique, le début d'un amour vital, une retrouvaille qui m'a paru imminente... On ne l'a pas dit ainsi.
On aurait pu remonter le temps.
Tu as voulu me faire plaisir, et bonne figure mais tu n'as même pas touché au thé délicatement servi par ton compagnon de route et de déroute. La rondelle de citron silencieuse et penaude est restée à plat, au fond de la tasse... On a dit qu'on se reverrait pour parler poèmes, d'ailleurs on en a lu, les tiens, et en te quittant, on souriait, car je t'ai traitée de... Françoise Sagan ! ... ce à cause de ton profil aquilin involontaire et de ta coiffure ressemblante... Bonsoir Tristesse... C'était prémonitoire... On a fait comme si de rien n'était.
Aujourd'hui, je te pleure en sourdine, mon Amie.
Tu nous as laissé tes poèmes. Je t'aime,
Marie-Ange, moi aussi...
Marie-Th. Web Causeuse,
comme toi, comme toi...
à qui je parle tout bas...
en pensant à quoi ?
Prends donc
ton vol
au dessus des arbres
Va ! Viens donc...
rejoindre
ton maquis
tutoyer
l' asphodèle
Prends appui
sur le sable
où les dunes
s'activent
réécrivant
ton nom
en lettres
de baptême
Tu peux dormir
tranquille
la mer les bénira
Nous te suivrons
d'ici
sans oubli
en confiance
scrutant
ta trajectoire
sensationnelle
au levant
petit point
lumineux
aux doigts
exubérants
tenant pour
nous
profanes
indélébiles
et fiers
un poème
inédit
venu
de loin
venu
de toi
protégé
dans
sa main
*